Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Des Anglais à Canton

Les sujets britanniques résidant à Canton avaient pris l'habitude de se regrouper dans la factorerie de l'ancienne Compagnie des Indes Orientales. Elle avait été construite au bord de la rivière, dans un quartier réservé et, autour de cet illustre ensemble regroupant entrepôts et habitations, étaient venues se construire les factoreries hollandaise, française, suédoise, danoise et allemande, une factorerie dite du Ruisseau, sans oublier les installations des Américains que les Chinois appelaient "Anglais de deuxième degré".

   Les Anglais étaient fiers du jardin de la Compagnie. Les allées étaient bordées de citronniers, de palmiers et de litchis, et menaient à des massifs et des haies de troènes et de clérodendrons que des magnolias à grandes fleurs venaient ombrager au moment le plus chaud de la journée.

   Pour accéder à la salle où ils se réunissaient, ils devaient traverser un grand hall éclairé par des lustres magnifiquement travaillés et décoré d'une grande statue de marbre.

   Cette salle aux sièges confortables les accueillait lorsqu'ils ne vaquaient pas à leurs affaires. Elle sentait la pipe, le thé, le whisky et le vieux garçon, une odeur qui s'était peu à peu incrustée en eux et dans les fibres de leurs vêtements, et qui était la conséquence directe du célibat forcé auquel la féroce réglementation chinoise, interdisant les femmes étrangères, les avait condamnés. Ils étaient, pour la plupart, encore jeunes. Et on trouvait parfois en plus des résidents, subrécargues et commis, des officiers de marine dont le navire était au mouillage et des voyageurs de toutes sortes, botanistes, cartographes, naturalistes, médecins et commerçants attendant l'événement incertain qui leur ouvrirait les portes de la Chine.

   En ces journées de 1838, leurs premières conversations abordaient toujours le même sujet. Leurs regards alors, malgré eux, convergeaient vers un portrait accroché au mur. Le tableau, de taille modeste, ne parvenait pas à dissimuler les traces d'un rectangle laissées par un autre tableau beaucoup plus grand et qu'un des serviteurs avait dû remiser dans un coin poussiéreux des combles du bâtiment.

   Le visage montrait le profil d'une jeune fille. Une mèche auburn descendait en une courbe harmonieuse jusqu'au haut du cou et remontait ensuite derrière l'oreille qu'elle laissait nue, pour venir s'accrocher à un élégant chignon. La robe découvrait une épaule  à la courbe parfaite. On aurait pu penser que l'image d'une jeune personne aussi charmante, avait été placée en ce lieu dans le seul but d'y apporter un rayon de fraîcheur féminine. C'eût été ignorer que cette douce créature se prénommait Victoria et qu'elle venait, d'un joli mouvement de sa robe vaporeuse, prendre place sur le trône de la plus puissante nation du monde. L'événement était encore trop récent, et il avait fallu à la place du feu roi Guillaume IV, son oncle, suspendre la seule œuvre disponible et non-officielle, une copie d'un portrait antérieur au couronnement qu'un fonctionnaire britannique de passage avait perdu au jeu.

   La première attaque, violente et sans ménagements, vint d'un des subrécargues, un ancien intendant de l'armée qui s'était paré d'un passé militaire glorieux derrière lequel il se retranchait pour émettre les critiques les plus acerbes.

    ─ Une femme de dix-neuf ans sur le trône ! George III était fou, George IV et Guillaume IV n'étaient pas des modèles de vertu. Mais au moins, c'étaient des hommes !

    ─ Oui ! Il ne s'est pas ennuyé le George avec sa Fitzherbert !

    ─  Dix bâtards qu'il lui a fait le Guillaume à son actrice!

    ─  Un vrai marin, entré dans la Marine Royale à treize ans, et il a combattu aux Indes !

    ─  Et vous vous rendez compte, ajoute le botaniste, Victoria préfère les opéras italiens aux œuvres chorales de Haendel !

   La remarque eut l'effet d'un courant d'air soufflant la flamme d'une bougie. Le silence s'installa, ramenant chacun à la contemplation de sa tasse de thé. La conversation reprendrait plus tard, avec un autre sujet, toujours le même, la situation à Canton et le problème que posait la Chine.

   Ce fut, cette fois, un médecin qui lança le débat :

    ─  Des autorités médicales sérieuses assurent que les Chinois tolèrent mieux l'opium que quiconque. Ce serait une de leurs caractéristiques que l'on ne rencontre pas chez les Européens.

    ─  De toute façon, pour ces malheureux, l'opium ne fait que jouer le rôle de l'alcool. Il les aide à supporter la rudesse du climat.

    ─ Pourquoi nous accuse-t-on, nous les Anglais, alors que les Chinois connaissaient l'usage de l'opium bien avant que les Portugais n'en initient le commerce à partir de Macao ?

    ─ C'est parce que les Chinois demandent de l'opium que leur gouvernement en interdit l'usage. Le renverser, c'est venir en aide à un peuple opprimé et écrasé d'impôts.

    ─  Moi, je suis de l'avis du député Staunton, ajoute un officier. Nous avons le droit de notre côté. La Chine nous provoque, il faut montrer notre puissance.

    ─ Il faut protéger les sujets britanniques de l'insolence et de l'agression de ces Chinois qui nous traitent comme si nous étions leurs paysans.

    ─  Oui !  Vous avez certainement entendu parler de ce compatriote  qu'ils enfermèrent dans une cage pendant quatre ans pour l'exposer comme une bête sauvage.

    ─ Il faut, au nom du progrès, interdire leurs idéogrammes et leur imposer, pour le développement de leurs sciences, notre écriture alphabétique.

    ─ Un million de leurs jonques de guerre ne pourraient résister à une seule de nos frégates.

    Le botaniste aurait bien voulu intervenir pour défendre l'idée d'une négociation ou même  d'un début de discussion entre les deux états. Il aurait voulu aussi se lever pour demander de chanter God Save the Queen. Mais il doutait du résultat. C'était trop tôt. On ne changeait pas aussi facilement les paroles d'un chant national entonné par tout un peuple à la moindre occasion, depuis près d'un siècle. C'était en outre un chant guerrier composé pour des voix mâles un soir de bataille, et qui sentait encore la poudre à canon, la charpie et le sang déjà caillé. Le fin craquement des dentelles amidonnées ne ferait pas oublier le bruit métallique des sabres qui s'entrechoquent. Le souffle épique ne se mêlerait pas à celui des vaporisateurs à parfum. Un rire général et tonitruant venait d'éclater, ôtant au pauvre collectionneur de plantes toute possibilité de faire diversion. L'ex-intendant avait eu le dernier mot :

     ─ Avez-vous remarqué que leurs fameuses jonques de guerre ont la forme des chaussures des concubines tartares de leur empereur ?

 Les rires s'arrêtèrent, et avec eux la conversation. Il était l'heure de jouer aux cartes et au billard. 

Marcel Baraffe, Les Larmes du Buffle pages 222 et 223

 

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :